VI
NÉGOCIATIONS

Bolitho fit irruption dans la cabine arrière et claqua la porte derrière lui. Il resta debout quelques instants dans l’obscurité bienfaisante, soulagé d’échapper à l’implacable chaleur de la dunette : il venait d’assister à la peine du fouet que, sur son ordre, on avait administré à un matelot devant tout l’équipage réuni.

Gimlett, son garçon de cabine, toujours aussi nerveux, se présenta. Il le regarda, avec une crainte révérencieuse, ôter son bicorne et son habit, puis ouvrir largement sa chemise avant de dégrafer son baudrier. Bolitho lui jeta le tout dans les bras et fit quelques pas las en direction des fenêtres d’étambot grandes ouvertes.

La scène qu’il avait sous les yeux était immuable : le reflet brasillant de l’eau plate du mouillage, les falaises à pic et, au-dessus, les collines dénudées de l’île de Cozar, à peine voilées par la brume de chaleur. Le navire lui-même était immobile et comme privé de vie, mouillé qu’il était juste en travers de l’entrée du port sur deux ancres – l’ancre à jas habituelle à l’avant et une ancre de croupiat à l’arrière ; le soixante-quatorze canons offrait ainsi toute sa bordée prête à contrer l’éventuel assaillant qui serait parvenu à franchir le barrage d’artillerie des pièces du fort, comme lui l’avait fait.

Apercevant la carafe et le verre à pied que Gimlett avait posés sur son bureau, il se versa, sans réfléchir, une large rasade et la but d’un trait. C’était un vin rouge assez grossier, dont ils avaient trouvé d’amples provisions dans le fort. Cette boisson donnait une brève impression de fraîcheur mais ne désaltérait pas vraiment et, au bout de quelques minutes, le spectre de la soif était de nouveau là.

Bolitho s’assit lourdement sur la banquette qui courait sous les fenêtres d’étambot et écouta le piétinement des matelots sur la dunette au-dessus de sa tête : la sinistre cérémonie était terminée et l’équipage se dispersait. Chacun aspirait maintenant à la quiétude. Il était presque midi et, malgré les tauds et les fantômes de toile gréés au-dessus de chaque écoutille et de chaque descente, le vaisseau était un véritable four.

Après tant d’années de service, le commandant de l’Hyperion ne s’était toujours pas habitué au spectacle du fouet ; bien que largement prévenu, il se laissait toujours impressionner ou surprendre par quelque imprévu venant ralentir l’implacable lenteur de la procédure.

Il fronça les sourcils et se versa un deuxième verre de vin ; il était profondément troublé par cet incident, somme toute banal, dans la routine de la discipline du bord. L’homme qui venait de subir ce châtiment, enchaîné sur un caillebotis, était à présent entre les mains du chirurgien, quelque part sous la flottaison du vaisseau, afin de faire soigner son dos lacéré.

De quoi était-il coupable ? Tout simplement d’avoir souffert de la soif : en pleine nuit, il avait tenté de mettre en perce un des tonneaux d’eau croupie arrimés dans la cale ; le caporal du navire l’avait pris sur le fait.

D’après les traditions en vigueur dans l’entrepont, deux douzaines de coups de fouet représentaient une punition relativement clémente ; dans la Navy, la discipline était sévère et la justice expéditive. Si un matelot prenait des libertés avec le règlement, il savait à quoi s’en tenir ; avec de la chance, cela passait inaperçu mais, dans le cas contraire, l’issue était inéluctable.

Ce matelot, qui avait déjà servi à bord d’une douzaine de vaisseaux, s’en était toujours tiré à bon compte. Peut-être son amour-propre avait-il été plus fort que la peur d’être déchiré par le fouet mais, au bout de cinq coups, il s’était mis à hurler tandis que son corps nu se tordait sur le caillebotis comme un crucifié.

Bolitho regarda avec dégoût le fond de son verre vide. Le silence régnait à bord. Nul appel, nul air de violon sous le gaillard d’avant, pas de chahut chez les aspirants. Que restait-il de leur victoire inespérée ? La jubilation n’avait pas duré, elle avait fait place à une ambiance sinistre qui étendait son ombre sur tout le vaisseau ; chacun ressassait sa rancœur dans son coin.

De rage, il grinça des dents. Trois semaines ! Trois longues semaines depuis qu’ils avaient pris d’assaut la forteresse et amené le pavillon français ; chaque jour, la tension montait un peu plus et l’amertume gagnait.

Quelqu’un frappa nerveusement à la porte et Whiting, le commissaire, jeta un regard inquiet dans la cabine :

— Vous m’avez fait demander, commandant ?

Il transpirait d’abondance car il souffrait d’un fort embonpoint. Il s’avança de quelques pas jusqu’au bureau du commandant : à chaque enjambée, ses multiples mentons tremblotaient sur sa poitrine. Il était toujours prêt à rire d’un bon mot mais possédait le regard perçant et incisif propre à sa fonction ; on disait qu’il connaissait l’avitaillement du navire et l’état de ses stocks jusqu’à la dernière croûte de fromage. Bolitho le regardait se dandiner devant son bureau et se dit qu’il ressemblait à une morue géante.

— Oui, Whiting[3].

Il tapota de l’index les papiers sur son bureau :

— Où en sont nos provisions d’eau ?

Le commissaire baissa la tête comme s’il avait quelque chose à se reprocher :

— Ce n’est pas brillant, commandant. Avec une pinte par homme et par jour, nous pouvons encore tenir une semaine.

Il fit une moue dubitative avant de continuer :

— Même alors, ils auront davantage d’asticots que d’eau, commandant.

Bolitho se leva et posa ses mains sur le rebord tiède de la fenêtre ; en dessous de lui, l’eau était si transparente qu’il pouvait voir des petits poissons zigzaguer comme des flèches au-dessus de leur ombre, sur le fond de sable dur. Que faire ? Que faire, par tous les diables ? Voilà trois semaines qu’il attendait le retour du sloop Chanticleer, avec de l’aide envoyée par la flotte. Il avait adressé un rapport complet à lord Hood et avait espéré l’arrivée d’un navire d’avitaillement dans les jours suivants. Mais, pendant deux semaines, pas une voile ne s’était montrée à l’horizon. Quelques jours plus tard, enfin, les vigies du fort avaient signalé l’approche d’une frégate française dans le nord-ouest. Durant près d’une heure, sa silhouette s’était détachée sur l’horizon, puis le navire ennemi s’était éloigné. Les Français avaient tout leur temps, songea-t-il avec fureur. Au moment de l’attaque de l’Hyperion, la garnison de l’île attendait une livraison d’eau imminente. A présent, le fond de la petite citerne n’était que poussière et le soleil toujours aussi impitoyable ; les marins et fusiliers anglais erraient comme des spectres, avec une malheureuse pinte par jour pour apaiser la torture de la soif.

Le capitaine de vaisseau repensa à la dernière victime du fouet ; d’autres n’allaient pas tarder à suivre, se dit-il sombrement. Il se redressa et gagna la fenêtre de hanche ; à l’autre bout de la petite baie, la Princesa était tranquillement mouillée ; son reflet ondulait sur l’eau calme comme celui d’une jolie maquette. Au fond, se dit encore Bolitho, c’est à cause de la frégate espagnole que j’ai mouillé l’Hyperion en travers de l’entrée, et non par crainte d’une attaque provenant de la mer. Dès l’instant où le navire espagnol avait jeté l’ancre, des heurts avaient opposé les matelots de l’Hyperion et les Espagnols ; certaines rixes avaient dégénéré en batailles rangées.

Au bout d’une semaine de vaine attente, le commandant espagnol était venu le voir ; il était allé droit au fait : la centaine de prisonniers français détenus sur l’île représentait une centaine de bouches à nourrir… et à désaltérer.

— Nous devons les éliminer, avait déclaré le commandant Latorre avec une conviction sans faille. Ils ne nous servent à rien !

Horrifié par cette proposition sanguinaire, Bolitho s’était félicité d’avoir gardé la maîtrise de la forteresse principale ; il le savait, il pouvait compter sur les fusiliers marins d’Ashby pour faire bonne garde. Les soldats espagnols de la Princesa, de leur côté, avaient dû se contenter du vieux fort maure à l’autre extrémité de l’île.

Devant le double refus de Bolitho, Latorre s’était emporté : il n’avait obtenu ni le massacre des prisonniers ni la présence du pavillon espagnol au-dessus du fort.

Le commissaire interrompit Bolitho, perdu dans ses pensées :

— Les Espagnols, eux, ont toute l’eau qu’il leur faut, commandant. J’en suis sûr. Que Dieu les maudisse ! conclut-il avec une méchante grimace.

Bolitho le dévisagea sans perdre son sang-froid :

— Il se peut, monsieur Whiting. Je subodore que vous avez raison. Si l’Hyperion n’était pas mouillé ici avec ses canons en batterie, je parie que le vaillant commandant Latorre aurait déjà pris le large. Si nous demandons de vérifier l’état de son avitaillement, nous courons à la catastrophe. Et je vous rappelle que, dans toute cette affaire, nous sommes censés être alliés !

L’ironie de cette remarque échappa au commissaire :

— Espagnols ou Français, c’est du pareil au même : il faut s’en méfier !

A cet instant, ils furent interrompus par Quarme qui passa la tête par l’entrebâillement de la porte :

— Qu’est-ce, monsieur Quarme ?

Whiting poussa un soupir de soulagement, qui n’échappa pas à Bolitho : le poids de toutes ces responsabilités était bien lourd pour les épaules dodues du commissaire.

Le visage de Quarme était marqué par la fatigue :

— Nous avons reçu des signaux du fort, commandant. Ils ont de nouveau aperçu la frégate française dans le nord-ouest ; je me demande quel vent la déhale…

Il s’essuya le visage du revers de la main.

— Je préférerais cent fois que nous nous portions à sa rencontre.

Bolitho fit un signe de tête au commissaire :

— Retournez à vos occupations, monsieur Whiting, et assurez-vous que les tonneaux sont sous bonne garde, quart après quart.

Une fois la porte refermée, il continua :

— Cette frégate doit surveiller nos mâts de hune, ou le pavillon qui flotte sur le fort.

Quarme haussa les épaules :

— Ils perdent leur temps. Même avec les faibles forces sous le commandement d’Ashby, nous pouvons tenir l’île face à une escadre !

Bolitho le fixa : comment Quarme pouvait-il manquer à ce point d’imagination ?

— Ne vous faites aucune illusion, monsieur Quarme. Si nous ne recevons pas d’eau d’ici sept jours, il nous faudra partir. Évacuer l’île !

Il se détourna avec colère :

— Les Français savent que nous manquons d’eau, tout comme ils doivent savoir que nous n’avons reçu aucun renfort.

Se protégeant les yeux de la main, il regarda en direction des hautes falaises ; à leur pied, dans l’eau tranquille, les restes calcinés du navire amiral espagnol, le Marte, brillaient au soleil comme des os noircis.

— Même alors, si nous ne touchons pas un vent favorable, ce sera trop tard ; nos hommes sont déjà dans un état déplorable à cause de la soif qui les mine.

— Peut-être que les secours sont en route, commandant.

Quarme le regardait marcher de long en large dans la cabine.

— Lord Hood n’a pu manquer de recevoir votre rapport.

— Il n’a pu… ?

Bolitho s’arrêta net, soudain exaspéré par la confiance aveugle de Quarme, et son incapacité à trouver une solution :

— La belle assurance que voilà ! Mais réfléchissez un instant, tonnerre ! Le Chanticleer a eu cent fois le temps de couler bas. Peut-être en ce moment même est-il la proie des flammes, ou bien d’une mutinerie…

Quarme ébaucha un sourire :

— Je n’y crois guère…

Bolitho était glacial :

— Ainsi, vous êtes d’avis qu’il nous faut attendre jusqu’au bout, n’est-ce pas ?

Le sourire de Quarme se figea :

— Je disais simplement que nous ne pouvions pas prévoir ce qui allait se passer, commandant. Conformément aux ordres, nous avons pris l’île ; nous avons exécuté notre mission de notre mieux !

Bolitho s’était calmé :

— Il ne suffit pas toujours, monsieur Quarme, de respecter à la lettre les ordres reçus. Au service du roi, vous pouvez voler de victoire en triomphe mais, à la première erreur, tout est oublié.

Il décolla sa chemise qui adhérait à sa peau moite :

— On ne vous juge pas à la pureté de vos intentions, mais à vos résultats.

Il se contraignit à regagner son fauteuil :

— Soyons réalistes. Nous n’avons pratiquement plus d’eau mais, en revanche, des réserves abondantes de vin et d’alcool. Tôt ou tard, quelque tête brûlée n’y tiendra plus, et alors ce n’est pas seulement ce fichu caillou que nous perdrons !

Il eut un geste vif en direction des falaises :

— Sans la présence des fusiliers marins d’Ashby à bord, combien de temps croyez-vous pouvoir maîtriser un équipage échauffé par l’alcool ?

Quarme soutint son regard :

— Voilà des années que je sers à bord de ce vaisseau, commandant. Je connais bien la plupart de nos garçons. Jamais ils ne trahiront…

Bolitho l’arrêta d’un geste de la main :

— Je me demande s’il me faut admirer votre confiance ou plaindre votre naïveté !

Les joues de Quarme étaient rouges de colère.

— J’ai vu de près ce qu’est une mutinerie : c’est effroyable.

Il jeta un coup d’œil sur la surface de l’eau, ironiquement calme.

— Ce ne sont que des hommes, ni meilleurs ni pires que les autres. Mais les hommes ne changent pas ; ce sont les situations qui changent.

Quarme déglutit avec effort :

— Puisque c’est vous qui le dites, commandant…

Bolitho se tourna légèrement sur sa banquette ; Allday avait entrouvert la porte :

— Oui ?

Allday lança un bref regard à l’officier en second et déclara d’un ton uni :

— Vous d’mande pardon, commandant, mais un fusilier marin vient juste d’arriver à bord avec un message du capitaine Ashby.

Il franchit le seuil de la cabine :

— Il vous adresse ses respects, commandant, et vous demande si vous pourriez accorder une audience à l’officier français le plus haut gradé ?

Bolitho essaya d’oublier ses futailles vides et demanda :

— Pour quoi faire, Allday ?

— Des raisons personnelles, commandant, répondit l’imposant patron d’embarcation en haussant les épaules. Il ne veut parler qu’à vous seul.

Quarme se renfrogna :

— Quelle impudence ! Parce que vous avez empêché les Espagnols de leur trancher la gorge, les prisonniers s’imaginent que vous allez être aux petits soins pour eux !

Bolitho avait le regard perdu dans le lointain :

— Transmets mes compliments au capitaine Ashby. Dis-lui de m’envoyer cet homme sans délai. Je le recevrai.

Quarme serra les poings :

— Désirez-vous que j’assiste à l’entretien, commandant ?

Bolitho se leva, pensif :

— Si j’ai besoin de vous, monsieur Quarme, je ne manquerai pas de vous le faire savoir.

Il regarda son second regagner dignement la porte, et ajouta avec lenteur :

— Monsieur Quarme : nous devons surveiller chaque risée. Quand l’on dérive au vent d’une côte, il faut profiter de la brise, d’où qu’elle vienne.

 

Le plus haut gradé des survivants de la garnison française était un lieutenant d’artillerie entre deux âges, répondant au nom de Charlois ; c’était un homme robuste, au visage mélancolique et ridé, à la moustache tombante ; ses lourdes bottes et son uniforme mal ajusté n’avaient pas grand-chose de militaire.

Bolitho renvoya le lieutenant Shanks qui avait escorté le prisonnier depuis le fort, puis il pria le Français de s’asseoir à côté de son bureau ; celui-ci le regarda emplir deux verres de vin. Le commandant de l’Hyperion ne se laissa pas abuser par l’abord peu avenant de son ennemi. Ce dernier avait en effet commandé la batterie principale de l’île ; c’est sous son commandement et grâce à son expérience que les lourds canons démodés avaient, en quelques minutes, réduit le navire amiral espagnol de quatre-vingts canons à l’état de brasier infernal ; quand la soute à munitions du vaisseau avait sauté, la victoire française avait été complète. Une douzaine d’hommes à peine avaient survécu, sur le millier de matelots et de soldats qui s’entassaient à bord. Les rescapés avaient tous été entraînés par une veine de courant jusqu’à la rive opposée du mouillage et, grâce à cela, avaient pu échapper au feu des tireurs d’élite déployés au pied des falaises.

Charlois leva son verre et dit d’une voix hésitante :

— A votre santé, commandant.

Pins il renversa la tête en arrière et vida son verre. Bolitho le dévisagea gravement :

— Vous parlez bien anglais.

Il n’aimait guère perdre son temps en remarques préliminaires, mais il savait que chacun d’eux avait besoin de jauger les points forts et les faiblesses de son interlocuteur.

L’officier posa ses mains épaisses à plat sur le bureau :

— J’étais prisonnier de guerre en Angleterre lors du dernier conflit. J’étais détenu dans un château à Deal.

— Et pourquoi souhaitez-vous me voir, lieutenant ? Avez-vous des difficultés avec vos hommes ?

Le Français se mordit la lèvre et jeta un coup d’œil circulaire dans la cabine. Puis il baissa la voix et répondit :

— Commandant, j’ai bien réfléchi : la situation est critique.

Il semblait avoir pris une grave décision.

— Pour vous comme pour moi. Vous n’avez d’eau ni pour vos navires ni pour vos hommes. Et vous ne pourrez pas tenir longtemps, n’est-ce pas ?

Bolitho resta impassible :

— Si c’est là tout ce que vous avez à me dire, vous auriez mieux fait de rester dans votre cellule, M’sieu !

Charlois secoua la tête :

— Navré de vous avoir offensé, commandant. Mais, voyez-vous, je vieillis : j’ai du mal à observer la réserve d’un officier d’active.

Il eut un vague sourire à quelque pensée secrète :

— Je vous demande votre parole de gentilhomme de ne rien révéler de ce que je vais vous dire. J’ai une femme et des enfants à Saint-Clar, et je ne voudrais pas qu’ils supportent les conséquences de mes révélations.

Avant que Bolitho eût pu ouvrir la bouche, il continua rapidement :

— Peut-être ne vous êtes-vous pas rendu compte que mes soldats ne font pas partie de l’armée régulière. Est-ce que je me trompe ? C’est une simple milice recrutée en majorité à Saint-Clar même. Nous nous connaissons tous depuis l’enfance. Nous sommes des gens simples, nous n’avons demandé ni cette guerre ni cette révolution, alors il nous faut tirer de l’avant, comme vous dites, avec ce que le destin nous envoie. Le commandant de la garnison, lui, c’était différent : c’était un soldat de métier.

Il haussa les épaules d’un air las :

— Mais il est mort pendant le combat.

Bolitho glissa ses mains sous son bureau, serrant les doigts pour maîtriser son impatience.

— Qu’essayez-vous donc de me dire ? demanda-t-il calmement.

Charlois baissa les yeux :

— On prête à lord Hood l’intention d’attaquer Toulon ; là-bas, beaucoup n’ont pas pardonné la mort du roi.

Il prit une profonde respiration :

— Eh bien, commandant, dans notre petite ville de Saint-Clar, c’est pareil.

Bolitho se leva d’un bond et s’avança jusqu’à la vaste table encombrée de cartes ; il savait ce que cet aveu direct pouvait coûter à l’officier français : qu’adviendrait-il de lui si l’on venait à apprendre qu’il avait trahi sa patrie en prenant langue avec un commandant anglais ?

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— Certains signes ne trompent pas, répondit tristement Charlois. Saint-Clar n’est qu’un gros village, semblable à des centaines d’autres. Chez nous, il n’y a que les vignes, la pêche et le bornage. Avant la révolution, nous avions notre petit train-train paisible ; mais l’agitation du côté de Toulon et dans l’Est a rendu tout compromis impossible. En ce moment même, le gouvernement a dépêché une armée pour mettre au pas ces idéalistes une fois pour toutes ; et ils n’en resteront pas là : du fait maintenant de la guerre avec l’Angleterre, ils ne peuvent plus tolérer le moindre risque d’un nouveau soulèvement.

Bolitho l’observa attentivement :

— Vous pensez qu’ils vont aussi venir à Saint-Clar, n’est-ce pas ?

Charlois approuva d’un geste énergique de la tête :

— Il y aura des morts, des représailles. Les règlements de compte se feront dans le sang. Pour nous, ce sera la fin.

Les phrases de l’officier français le faisaient bouillonner ; après tout, lord Hood le lui avait clairement laissé entendre : la prise de Cozar visait principalement à donner aux Français l’impression que le continent allait être attaqué sur plusieurs fronts ; mais l’amiral était à cent lieues d’imaginer que les envahisseurs pussent être bien accueillis par la population.

Charlois, anxieux, ne quittait pas des yeux le capitaine de vaisseau.

— Nous pourrions ouvrir des négociations. Le maire est un vieil ami : c’est le mari de ma cousine. Cela ne fera aucune difficulté.

— Tout cela me paraît trop simple, M’sieu. S’il s’avère que vous vous êtes joué de moi, mon navire courra un danger certain.

Bolitho scrutait le visage de son interlocuteur, cherchant à dépister quelque signe de culpabilité ; mais il ne lut dans les yeux de l’homme que du désarroi.

— Pendant des jours et des jours, j’ai ruminé mon projet ; tous mes hommes sont vos prisonniers ; et à Saint-Clar, ils détiennent l’équipage de votre sloop, le Fairfax, capturé ici même à Cozar. Vous pourriez proposer un échange de prisonniers. Cela s’est déjà vu, n’est-ce pas ? Par la suite, si ces premiers contacts sont favorables, nous pourrions envisager la possibilité de nous soulever, avec Toulon, contre les régicides !

La sueur ruisselait sur son visage, et ce n’était pas du seul effet de la chaleur.

Bolitho se mordit férocement la lèvre, jusqu’à reprendre la maîtrise de ses pensées :

— C’est bon, dit-il en lançant à Charlois un regard aigu. Mais il me faut aussi de l’eau en échange des prisonniers.

Manifestement libéré d’un énorme poids intérieur, Charlois bondit sur ses pieds :

— Ce sera facile, commandant. Le reste de la garnison devait arriver à Cozar dans moins d’un mois, et les allèges pour le transport des futailles d’eau sont déjà à Saint-Clar.

Bolitho traversa la pièce jusqu’à la porte :

— Convoquez le second !

Puis il revint à son bureau et dévisagea l’officier français pendant plusieurs secondes :

— Si c’est un piège, M’sieu, vous le regretterez.

Quarme entra dans la cabine :

— Commandant ?

— Je vous donne une heure pour embarquer tous les prisonniers français. Je vais rédiger de nouveaux ordres pour le capitaine Ashby, et nous appareillerons sans lui.

— Nous appareillerons, commandant ? répéta Quarme stupéfait.

Bolitho fit signe aux gardes d’escorter Charlois, puis continua calmement :

— Faites affaler toutes les embarcations. Elles prendront le vaisseau en remorque pour lui faire quitter le mouillage ; avec un peu de chance, nous toucherons une petite brise du large pour faire servir.

Quarme n’avait pas l’air de comprendre ce qui se passait :

— Mais, commandant, nos hommes sont à demi morts de soif ; ils sont incapables de fournir pareil effort ! Certains ne tiennent même pas debout !

— Eh bien, monsieur Quarme, secouez-les, que diable ! Secouez-les !

Par les fenêtres, il jeta un regard aux collines embrumées :

— Mettez en perce les dernières futailles. Il faut que ce navire prenne la mer : comprenez-vous à la fin ? Ce soir même, nous devons être devant Saint-Clar pour ouvrir des négociations.

Quarme accueillit ces derniers mots avec consternation. Et c’est presque avec douceur que Bolitho lui précisa :

— Ne vous avais-je pas dit qu’il fallait savoir tirer le meilleur de la moindre brise ?

Au-dessus de leurs têtes résonnaient les sifflets stridents des quartiers-maîtres ; contre la muraille, le canot de ronde était en train de déborder.

— Avant le prochain lever du soleil, monsieur Quarme, peut-être aurons-nous marqué un point. Soit nous aurons une tête de pont pour des opérations ultérieures sur le continent, soit nous serons prisonniers de guerre.

A la vue du visage crispé de Quarme, il ne put retenir un large sourire :

— Dans les deux cas, nous aurons de l’eau à profusion !

Bolitho traversa lentement la dunette et brandit sa montre sous la faible lueur de la lampe de l’habitacle : il était exactement trois heures et demie du matin ; moins de quinze minutes plus tôt, il avait déjà fait le même geste.

Il retraversa le pont du même pas lent, s’appliquant à maîtriser l’impatience et le désespoir qui l’envahissaient. Cela faisait deux bonnes heures que l’Hyperion avait mis en panne et affalé sa guigue dans l’eau sombre qui clapotait le long de ses flancs. Depuis deux heures, il attendait, rongé d’inquiétude, tandis que l’Hyperion avait tiré quelques bords à la cape courante pour conserver sa position ; le cap le plus proche était à moins de deux nautiques par le travers. L’aube n’allait pas tarder mais, pour le moment, la nuit était noire comme de l’encre. Seules les étoiles brillaient, immobiles à travers le noir maillage dessiné par les haubans et autres manœuvres ; certaines constellations semblaient toutes proches, à frôler la douce spirale des mâts de perroquet. Leur pâle clarté éclairait vaguement les huniers qui se découpaient dans l’ombre comme de frêles fantômes.

La brise du large était bien établie et semblait glaciale après la chaleur du jour ; tout l’équipage était aux postes de combat mais les hommes, brisés par le remorquage exténuant, gisaient près de leurs armes, à bout de forces. A tour de rôle, les matelots s’étaient relayés pour haler sur les avirons, aveuglés par la sueur, les mains à vif ; comme de lourdes bêtes de somme, les embarcations avaient lentement déhalé le vaisseau hors du mouillage jusqu’à l’eau libre.

A un moment, l’Hyperion s’était dangereusement approché des récifs qui bordaient l’entrée du port ; harcelés par les coups et les jurons de leurs officiers mariniers, les nageurs s’étaient ; arc-boutés sur leurs avirons qui ployaient comme des arcs. L’alerte avait été chaude mais, une fois franchie la passe, les hommes n’étaient pas au bout de leur peine : hébétés et hors d’haleine, ils regardaient vers l’arrière, pleins d’espoir, attendant que les voiles se remplissent. Mais la toile indifférente pendait sans vie, comme si le vent ne devait jamais revenir.

La masse de l’Hyperion semblait se rire des efforts dérisoires des nageurs minés par la soif et brûlés par le soleil ; entre ce vaisseau de mille six cents tonnes et ces frêles esquifs déployés en éventail à l’avant, la partie était inégale. A bord d’un des cotres, les matelots s’effondrèrent sur leurs bancs de nage, renonçant à ramer en dépit des cris et des coups d’un aspirant totalement dépassé par la situation. C’est alors que la lourde aussière amarrée sur son arrière, lentement, se détendit : sous les yeux incrédules de l’équipage, un long frémissement courut dans le gréement du navire tandis que la surface de la mer se couvrait de vaguelettes frangées d’écume.

Pendant tout le reste de la journée et tard dans la nuit, le vaisseau avait repris de la vitesse sous les risées d’un vent de nord-ouest qui allait fraîchissant ; l’Hyperion s’était dirigé vers la côte et avait commencé à la longer.

A la tombée de la nuit, ils avaient réduit la toile et serré le vent de façon à se rapprocher de la masse noire et compacte du promontoire derrière lequel s’abritait le petit port de Saint-Clar. Celui-ci était maintenant par le travers, invisible sous les étoiles, niché entre deux ondulations des collines qui s’élevaient à l’arrière-plan. Pas un feu, pas une balise : plus d’une fois, une vigie hallucinée avait signalé l’approche d’une embarcation, mais il ne s’agissait que d’une ombre fugitive ou de quelque remous du courant. Tout l’équipage avait les nerfs à fleur de peau.

Bolitho appuya ses paumes sur la rambarde de dunette et regarda fixement dans le noir : il ne pouvait s’empêcher de récapituler mentalement les décisions qu’il avait prises ; avec chaque minute qui passait, ses incertitudes se muaient en angoisse, et son angoisse en désespoir.

Il avait autorisé l’officier français, Charlois, à se rendre à terre avec la guigue pour prendre contact avec ses amis à Saint-Clar. Leur projet était, il le savait, des plus précaires, mais Bolitho continuait à se torturer l’esprit, échafaudant des alternatives sur ce qu’il aurait pu, ou dû, faire pour assurer à l’entreprise quelque chance de succès. Certes, il avait toujours les prisonniers français à bord, mais c’était là une bien maigre consolation : s’il n’obtenait pas de l’eau cette nuit même, il avait le choix entre se rendre aux autorités de Saint-Clar ou saborder le vaisseau à proximité de la côte.

Il revoyait la physionomie équine du lieutenant Inch, tout excité à l’annonce de sa mission : c’était lui que Bolitho avait chargé de conduire à terre la yole et son petit équipage. Inch n’était pas un mauvais officier, mais il n’avait aucune expérience de ce genre de responsabilité ; au tréfonds de lui-même, Bolitho savait qu’il avait fixé son choix sur lui car c’était le plus jeune officier du bord, celui dont la perte aurait le moins de conséquences si Charlois trahissait ; pas une seconde, le commandant de l’Hyperion ne s’était demandé si Inch avait les qualités d’un bon parlementaire.

Il repensa soudain à l’aspirant Seton. Pourquoi s’était-il porté volontaire pour accompagner Inch ? Et pourquoi diable Bolitho avait-il ressenti si cruellement son départ ? Pourtant, la présence de Seton serait, en l’occurrence, des plus utiles : en dépit de son inénarrable bégaiement, l’aspirant parlait couramment français.

— Vous avez des ordres, commandant ? murmura Quarme.

Bolitho plissa des yeux pour essayer de distinguer le profil du promontoire ; il tâchait de se remémorer le dessin de la côte sur la carte :

— Venez bâbord amures, monsieur Quarme. Près et plein.

Quarme hésita :

— Nous risquons de passer à frôler la côte, commandant.

Bolitho eut un regard lointain :

— Mettez deux bons sondeurs sur les bossoirs ; il faut tout faire pour faciliter le retour de la yole.

On entendit les matelots haler sur les bras, et le clapotis des remous autour du gouvernail. A quoi bon cette nouvelle manœuvre ? Si Inch était déjà prisonnier, pourquoi prolonger les souffrances de l’équipage ? Avec la lumière du jour reviendrait la chaleur du soleil, et ce serait la catastrophe, la fin de tout.

Un plongeon sonore retentit à l’avant, suivi de l’appel psalmodié du sondeur :

— Vingt brasses devant, vingt brasses !

Le capitaine de vaisseau vit une silhouette se glisser sous les filets de bastingage : l’aspirant Piper se hissait sur la pointe des pieds pour observer la terre. Quelles pouvaient être les affinités entre Piper l’effronté, le téméraire, et le bègue Seton, toujours inquiet ? Pour Bolitho, une chose était claire : le jeune aspirant s’inquiétait pour son ami et guettait son retour.

— Quatorze brasses et trois quarts devant, quatorze et trois quarts !

La litanie des sondeurs retentissait jusqu’à l’arrière avec une note de moquerie : à peine le vaisseau aurait-il doublé le promontoire qu’il s’avancerait sur des hauts-fonds. Il y eut un grincement de la grande barre à roue et le timonier annonça :

— Nord-quart-ouest, commandant ! Près et plein !

Quarme traversa la dunette pour rejoindre son commandant :

— Si le vent tombe, commandant, nous ne pourrons nous élever au vent de la côte, de l’autre côté de la baie.

Le second de l’Hyperion semblait à bout de nerfs.

— Je sais cela aussi bien que vous, monsieur Quarme, répondit Bolitho en se tournant vers le lieutenant. Mieux même, je dirais, puisque c’est moi qui en décide.

Quarme détourna le visage :

— Pardonnez-moi, commandant, mais je pensais…

Il fut interrompu par le sondeur :

— Dix brasses à l’avant, dix !

Bolitho se frotta le menton :

— Un écueil isolé !

En trois mots, il confirmait son échec, cuisant. Comme malgré lui, il continua :

— Nous allons poursuivre plus avant dans la baie ; l’aube se lèvera avant que nous ne l’ayons traversée et la…

Soudain un cri s’éleva, qui le fit pivoter sur ses talons :

— Plusieurs embarcations sur la hanche bâbord, commandant !

Bolitho courut jusqu’au bastingage, et la vigie continua d’un ton tranchant :

— Trois, non, quatre embarcations, commandant !

Bolitho attrapa au passage une lorgnette et la braqua au-dessus des filets ; entièrement concentré sur l’objectif, il entreprit d’explorer la masse sombre des flots où se reflétaient les étoiles. Enfin il les aperçut : plusieurs longues silhouettes noires frangées d’éclaboussures blanches.

— Ils vont aux avirons, ma parole ! déclara Rooke d’un ton sec. Des avirons de galère, ce me semble.

Bolitho referma brusquement sa lorgnette et la tendit à l’aspirant Caswell : avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, il entendit tout contre son oreille la voix insistante de Quarme, étranglée par l’émotion :

— Menées aux avirons, commandant, ce sont des galères. Juste ciel, j’en ai vu aux Indes : une grosse pièce d’artillerie tout à l’avant, elles peuvent passer sous la voûte d’un navire et le réduire en éclisses sans lui laisser même le temps de virer de bord pour riposter !

Sa voix avait porté et, de l’autre côté de la dunette, Bolitho vit plusieurs visages se tourner ; une rumeur d’inquiétude s’éleva.

— Baissez la voix, monsieur Quarme ! Vous tenez à semer la panique ?

Mais Quarme avait perdu toute maîtrise de lui-même :

— Je le savais, cela devait arriver ! Vous ne m’écoutez jamais ! La seule chose qui vous importe, c’est votre gloire !

Il sanglotait à présent, ne sachant plus trop ce qu’il avait dit ni où il en était.

— Silence, Quarme ! coupa brutalement Bolitho. Ressaisissez-vous !

La voix tranchante de Rooke perça l’obscurité comme un coup de couteau :

— J’ai tout entendu, commandant !

Il semblait avoir oublié les galères qui approchaient, entièrement préoccupé qu’il était par le fait que sa tonitruante intervention avait mis fin à la carrière de Quarme, aussi sûrement que s’il lui avait logé une balle dans la tête.

Quarme se tourna vers lui et le regarda, chancelant comme un homme ivre ; ses jambes se dérobaient sous lui. On eût dit un tableau : tous les protagonistes de la scène étaient figés comme des statues, aucun d’eux n’avait plus la maîtrise des événements. Il y avait Gossett, massif et immuable à côté de la barre à roue ; les canonniers accroupis à côté de leurs pièces de neuf, vigilants comme des bêtes surprises dans leur tanière ; Caswell et Piper, pétrifiés, incapables de faire un geste ou de proférer un mot ; et, près de la rambarde, Rooke, les mains sur les hanches, la tête un peu penchée, blême au point que la pâleur de son visage tranchait sur le ciel de nuit.

Comme jaillie de la mer, une voix fit soudain voler le silence en éclats :

— Holà, de l’Hyperion ! Permission de monter à bord ?

Bolitho se détourna : c’était le lieutenant Inch.

— Mettez en panne, je vous prie, ordonna-t-il à mi-voix, et faites signe à la yole de M. Inch de venir se ranger le long du bord. Ouvrez-lui les filets d’abordage, mais gardez à l’œil les autres bateaux, de peur de quelque traîtrise.

Tel un automate, Quarme sortit de sa transe et se mit en devoir d’exécuter les ordres de son commandant. Mais Bolitho ne l’entendait pas de cette oreille, et l’arrêta net :

— Vous êtes relevé de vos fonctions, monsieur Quarme. Retirez-vous dans votre cabine. A vous le soin, je vous prie, conclut-il en se tournant vers Rooke.

— Mais… mais je voulais simplement dire que… bafouilla Quarme.

Puis il fit demi-tour et se dirigea vers la descente ; les hommes s’écartaient sur son passage, décontenancés par sa déchéance, incapables de détacher leurs yeux du visage de leur ex-second.

Bolitho s’avança jusqu’à l’échelle de poupe et attendit plusieurs longues minutes, le temps que sa colère et sa déception fissent place à un fatalisme morose. Si Rooke avait fait la sourde oreille, il aurait peut-être pu passer sur l’insubordination de Quarme. Si Quarme avait su se maîtriser quelques instants de plus, le retour inattendu d’Inch l’aurait sauvé ; mais Bolitho reconnaissait, au tréfonds de lui-même, que plus jamais il n’aurait pu faire confiance à Quarme, indépendamment de l’attitude de Rooke. Quarme avait en effet cédé à la peur et, plus tard, son mouvement de panique aurait pu entraîner des pertes en vies humaines. Bolitho savait pertinemment que seuls les imbéciles ignorent la peur ; mais la montrer était impardonnable.

Le lieutenant Inch escalada quatre à quatre l’échelle de dunette et, hors d’haleine, se fraya à tâtons un passage entre les hommes silencieux :

— Me voilà de retour, commandant !

Son long visage était fendu d’un large sourire :

— Nous avons vu le maire de Saint-Clar. Le voilà qui monte à bord.

— Et ces autres embarcations, monsieur Inch, c’est quoi ?

Au son tranchant de la voix de Bolitho, Inch prit soudain conscience de la tension qui régnait sur la dunette ; il avala sa salive tant bien que mal et répondit :

— Les allèges pour le transport des futailles d’eau, commandant. J’ai pensé que nous gagnerions du temps si elles m’accompagnaient.

Bolitho, impassible, le fixa droit dans les yeux :

— Gagner du temps ?

Il était obsédé par la pensée de Quarme aux arrêts dans sa cabine, de Rooke et de tous les autres qui dépendaient de la sûreté de son jugement.

Inch hocha la tête d’air bizarre :

— Mais oui, commandant… Ils se sont montrés on ne peut plus compréhensifs, vous savez…

Un objet allongé glissa de son manteau et roula jusqu’aux pieds de Bolitho : le lieutenant resta muet, tout pantois.

— Et ça, monsieur Inch, c’est quoi ?

Bolitho sentait ses tempes comprimées comme par un étau.

— Un pain frais, commandant ! répondit Inch avec une toute petite voix.

Dans l’obscurité, quelqu’un n’y tint plus et éclata de rire ; les aspirants firent chorus, suivis par les canonniers, dont certains n’avaient rien suivi de l’épisode ; après ces heures de désespoir, le soulagement était intense, à la mesure de la tension accumulée.

— Fort bien, monsieur Inch ! conclut lentement Bolitho. Vous avez fait du bon travail cette nuit.

Son excitation était telle que chacun de ses mots résonnait comme la corde d’une harpe que l’on pince :

— Maintenant, ramassez-moi cette miche et rejoignez votre poste.

Sans demander son reste, Inch fendit le groupe des matelots ricanants.

— Disposez-vous à jeter l’ancre, monsieur Rooke ! ordonna Bolitho. Comme dirait l’officier en sixième, cela nous fera gagner du temps !

Il pivota sur ses talons et ajouta :

— Faites-moi chercher le lieutenant Charlois et son maire. Je les recevrai dans ma cabine.

Il baissa la tête en rentrant sous la poupe – précaution, à vrai dire, bien inutile – et donna libre cours à son effarement : ils refaisaient leur provision d’eau à portée de canon d’un port ennemi ; une miche de pain roulait sur la dunette ; son second s’effondrait non pas sous le feu de l’ennemi, mais sous le poids de ses propres doutes. Décidément, se dit Bolitho, plus rien ne saurait l’étonner.

Hyperion vint dans le vent pour prendre son mouillage ; on entendait battre la toile et claquer les poulies dans le gréement : lourdement, le vaisseau évoluait.

Le fidèle Allday l’attendait près de son bureau, un verre déjà plein de cognac à la main :

— Qu’est-ce que tu fais planté là, Allday, à bayer aux corneilles ? Rageur, Bolitho observa son reflet dans les vitres des fenêtres d’étambot ; la chiche lumière dispensée par les deux lanternes de sa cabine suffisait largement à montrer l’état d’épuisement dans lequel il se trouvait.

— Est-ce que vous vous sentez bien, commandant ? s’enquit Allday en le dévisageant gravement.

— Cette fois-ci, ce n’est pas mon corps qui est malade…

Il s’assit lourdement sur la banquette et, rêveur, regarda un instant la garde de son épée. Le patron d’embarcation hocha la tête :

— Vous verrez, commandant, tout s’arrangera en fin de compte. Il se tourna vers la porte, agacé, en entendant un bruit de pas qui approchait :

— Je les envoie au diable ?

— Non, Allday, répondit Bolitho avec une affection soudaine. Si tout doit s’arranger comme tu le prédis, il faut que j’y mette un peu du mien !

 

L’aspirant Piper entra en coup de vent dans la cabine de Bolitho et hésita un instant en voyant son commandant qui regardait le sillage par les vastes fenêtres d’étambot.

— Avec les respects de M. Rooke, commandant…

Bolitho n’avait pas touché à son repas qui se trouvait toujours sur un plateau, sur la table : l’aspirant en aurait volontiers fait son affaire.

— La vigie en tête de mât vient d’apercevoir Cozar à l’avant, légèrement sous le vent.

— Merci ! répondit Bolitho sans se retourner. Si tout va bien, continua-t-il comme par-devers lui, nous embouquerons l’entrée du port dans trois heures.

Piper ne s’attendait pas à cette marque de confiance et hocha la tête avec une gravité soudaine :

— Oui, commandant, les perroquets et cacatois sont bien établis, nous ne devrions pas avoir de difficulté.

Bolitho se retourna et le considéra d’un œil vague ; il n’avait même pas entendu la remarque de l’aspirant :

— Voilà une chose que vous pourriez faire pour moi, monsieur Piper. Descendez, je vous prie et dites à M. Quarme de venir me rejoindre immédiatement.

— A vos ordres, commandant !

Piper s’esquiva ; les mots se bousculaient dans sa tête : il allait pouvoir faire étalage, dans la grand-chambre, de son tête-à-tête avec le commandant.

Bolitho s’effondra de nouveau sur la banquette et regarda avec dégoût son repas qui refroidissait. Il avait faim, mais la simple idée d’avaler une bouchée lui donnait la nausée.

Comment se faisait-il que, après ces retentissants succès, il n’éprouvât aucun sentiment de triomphe ni d’allégresse ? Le vent de nord-ouest fraîchissait et le soixante-quatorze canons, rempli d’une énergie neuve, enfonçait en puissance les vagues frangées d’écume ; le soleil éclatant n’avait plus rien de menaçant ni de sinistre. Le gréement vibrait connue un instrument parfaitement accordé : le beau navire donnait le meilleur de lui-même, comme profitant avec plaisir de cette chance nouvelle. Tous les menus bruits du bord qui parvenaient dans la vaste cabine arrière auraient dû conforter le capitaine de vaisseau dans un sentiment de sérénité, mais ce n’était pas le cas. Quelques matelots chantaient ; d’autres, juchés très haut sur les vergues qui oscillaient, se hélaient gaiement, libérés de tout souci par l’ample provision d’eau douce qu’ils venaient de faire : le spectre de la soif s’était envolé pour un bon moment.

Bolitho observait le sillage écumant et les mouettes qui piquaient dans l’eau bleue ; elles suivaient le navire depuis Saint-Clar. Il évoqua vaguement, comme des événements déjà lointains, les galères silencieuses, les ordres en français résonnant dans l’obscurité, l’excitation d’Inch, et son bref entretien avec le lieutenant Charlois et le maire de Saint-Clar, un petit homme coriace en habit de velours, avec des gestes vifs et un rire désarmant.

Tout l’équipage avait fait diligence pour embarquer au plus vite les futailles d’eau douce ; pendant cette manœuvre, le maire, qui répondait au nom de Labouret, avait confirmé toutes les indications données précédemment par Charlois : la population de Saint-Clar n’avait pas de dévotion particulière pour les Anglais mais, comme l’avait fait observer Labouret, elle ne les connaissait pas ! Tandis que la Révolution, ils ne la connaissaient que trop : elle avait changé la vie du village, elle la changerait encore si on la laissait se développer.

Bolitho les avait écoutés sans piper mot ; il voyait à présent la Révolution avec des yeux nouveaux : il avait eu la même impression de souillure, de déchéance irréparable quand son équipage s’était mutiné à bord de sa frégate, la Phalarope. La responsabilité de cette mutinerie incombait entièrement à l’incurie de ses prédécesseurs ; il n’avait pas ménagé ses efforts pour redresser la situation mais, quand l’inévitable était arrivé, il en avait autant souffert que si tout était de sa faute.

A l’écoute de ces deux Français, il s’était senti proche d’eux ; Saint-Clar avait beau être pour eux le centre du monde, leur cause était déjà perdue, Bolitho le savait. Ils n’étaient pour rien dans le déchaînement de la Révolution mais, tout comme la mutinerie de la Phalarope, personne ne pouvait plus l’arrêter.

En fin de compte, Charlois avait déclaré :

— J’ai tenu parole, commandant. Vous avez de l’eau et l’équipage de votre Fairfax est à bord.

Puis, avec un sourire embarrassé :

— Vous comprendrez que, pour le moment, nous devons conserver le sloop… Il serait prématuré d’abattre tous nos atouts dès aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Bolitho ne le comprenait que trop ; si lord Hood renonçait à débarquer sur le continent, le sloop resterait la seule preuve de loyalisme que Saint-Clar pourrait produire pour éviter les foudres du tribunal révolutionnaire.

Dans la lumière légère de l’aurore, l’Hyperion avait levé l’ancre et fait servir ; le vent avait encore fraîchi. Les Français ne s’étaient pas contentés de restituer les prisonniers et de fournir de l’eau, ils leur avaient également fait cadeau de futailles neuves pour remplacer les barriques décaties de l’Hyperion. C’était là un beau geste ; en outre, ils avaient dépêché des cavaliers sur les hauteurs pour s’assurer qu’aucune voile à l’horizon ne pourrait menacer l’Hyperion, ni même observer sa présence.

Dès le début de la matinée, à peine les galères avaient-elles alargué que Rooke avait fait observer :

— Cela m’étonnerait que les Grenouilles se taisent longtemps. Le premier pêcheur venu peut remonter la côte et aller nous dénoncer à la garnison française la plus proche, en échange de quelques pièces.

— Ce genre de trahison, avait froidement rétorqué Bolitho, fait sans doute partie de votre expérience, monsieur Rooke. Mais chez nous, en Cornouailles, il est courant que des villages et même des villes entières soient solidaires.

Rooke avait gardé sa réponse pour lui. Sans doute avait-il aperçu, dans la pâle lueur de l’aube, une étincelle menaçante dans les yeux de son commandant.

Assis à son bureau, Bolitho relisait son rapport d’un air morose ; plus que quelques lignes et son pensum serait achevé. S’il obtenait l’avis et l’appui de lord Hood, une invasion à grande échelle était encore possible. De toute façon, on allait se battre dans Saint-Clar.

Il tendit le bras et prit le rapport inachevé. De nouveau, ses pensées venaient le harceler : s’il disait à Quarme de tenir sa langue, peut-être pourrait-il obtenir son rapatriement. Le royaume était en guerre ; qui aurait le temps de se soucier des écarts de langage d’un simple lieutenant ? Quarme pourrait recommencer ailleurs une nouvelle carrière. Si Bolitho prenait sur lui de le faire évacuer, il éviterait peut-être à son second de passer en cour martiale, non sans prendre le même risque pour lui-même. Mais il y avait Rooke ! Il se mordit la lèvre et fronça le sourcil. En fin de compte, tout dépendait de Quarme, et de la façon dont il aurait vécu son isolement forcé.

On frappa à la porte. Bolitho leva la tête : ce n’était pas Quarme, mais le maître principal.

— Je suis navré, monsieur Gossett. A moins que vous n’ayez quelque chose de très urgent, je vous demanderai d’attendre.

Gossett le regardait tristement ; son corps massif oscillait doucement, comme un arbre, au rythme du bateau :

— Je viens de croiser le jeune M. Piper, commandant. Il n’était pas bien, et j’ai pensé qu’il valait mieux que je vous annonce la nouvelle moi-même.

Le capitaine de vaisseau, soudain glacé, dévisagea Gossett sans un mot.

— M. Quarme est mort, commandant, annonça le maître principal en hochant douloureusement la tête. Il s’est pendu dans sa cabine.

— Je vois.

Bolitho se détourna pour dissimuler ses traits décomposés.

— Dernièrement, expliqua Gossett en se raclant bruyamment la gorge, il avait de gros soucis, le pauvre !

Bolitho regarda le maître principal droit dans les yeux :

— Quand j’ai pris Cozar avec le Chanticleer, j’ai bien observé les évolutions de l’Hyperion, dont les prétendues attaques devaient attirer le feu de la batterie française. C’était vraiment de la belle manœuvre !

Il laissa ses mots résonner dans la pièce et lut une lueur d’inquiétude dans les yeux de Gossett.

— Et la belle manœuvre, ça s’apprend au fil des années, ça se confirme à l’épreuve du feu…

— Vous avez raison, commandant ! répondit Gossett évasif, en se dandinant d’un pied sur l’autre.

— C’est vous qui dirigiez la manœuvre ce jour-là ! Oui ou non ? Je veux la vérité !

Le maître principal pointa le menton, comme s’il relevait un défi :

— C’était bien moi, commandant. M. Quarme était un bon officier mais, si vous me pardonnez cette liberté, il avait de gros ennuis avec sa femme. Elle était de bonne famille, elle aimait vivre bien.

Il haussa les épaules d’un air las :

— M. Quarme était un simple lieutenant, et il n’avait pas un sou en plus de sa solde.

— Pas un sou ? répéta Bolitho d’une voix blanche.

— Pas un seul, commandant.

La colère montait au visage de l’officier marinier :

— Et puis il y a eu tous ces ragots, comme quoi il aurait détourné l’argent dont il avait la charge…

Bolitho l’arrêta d’un geste de la main :

— Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ?

Gossett détourna les yeux :

— Nous savions tous que jamais il n’aurait pris quoi que ce soit dans la caisse du bord, commandant. Il n’était pas comme certains, que je pourrais nommer. Il voulait s’en expliquer avec le commandant Turner, il m’avait même dit que le commandant Turner avait démasqué le vrai voleur.

— Mais Turner est mort d’une crise cardiaque, coupa tranquillement Bolitho.

Ainsi s’expliquait l’attaque cinglante de Rooke contre le chirurgien, quand Bolitho avait rendu sa première visite aux officiers dans la grand-chambre ; le chirurgien s’était défendu comme un beau diable.

— Je suis désolé de vous avoir manqué, commandant, continua Gossett d’un ton bourru. Surtout après tout ce que vous avez fait pour nous et pour le navire… Mais je ne pouvais pas lui faire ça, vous comprenez.

— Oui, répondit Bolitho en posant les doigts sur son rapport qui attendait toujours, mais ce n’est pas une excuse, monsieur Gossett. C’est au navire que vous devez votre loyalisme et non à de simples individus.

Il continua, toujours sur un ton pondéré :

— Enfin, merci de m’avoir mis au courant. A votre place, j’aurais sans doute fait la même chose.

Puis il ajouta :

— Mais que tout ceci, monsieur Gossett, reste entre nous, je vous prie.

— Comptez sur moi, commandant, répondit le maître principal en hochant fermement la tête.

Après que Gossett eut quitté sa cabine, Bolitho resta un bon moment comme pétrifié, assis près des fenêtres. Puis il trempa de nouveau sa plume et ajouta rapidement quelques mots au dos de son rapport : « C’était un officier vaillant, comme je l’ai signalé plus haut, qui a conduit le navire sous le feu de l’ennemi avec le plus grand courage, sans égard pour sa sécurité personnelle ; par la suite, il a malheureusement mis fin à ses jours dans des circonstances tragiques. Je suis convaincu que c’était un malade, qui a passagèrement considéré que son bien-être personnel passait avant celui du navire ; sans cela, il se serait fait, au sein de la Navy, un nom dont la mémoire serait longtemps restée gravée dans les esprits. »

Il signa son rapport et resta plusieurs minutes les yeux dans le vague. Cette petite phrase ne représentait pas grand-chose, songea-t-il amèrement, et ne changerait rien au destin de Quarme. Mais, en Angleterre, elle apporterait un peu de réconfort à ceux qui la liraient, à ceux qui avaient de l’affection pour cet homme auquel Gossett avait tenté d’éviter le pire.

Le pire, Bolitho le savait bien, c’était quand le mal venait de l’intérieur : contre ça, il n’existait pas de défense.

 

En ligne de bataille
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